ANNEES 1980 – 1990


1980 Qui se fie aux mots perd la vue
par Pierre Fresnault-Deruelle

Les collages de Geneviève Besse évoquent des manuscrits anciens (ruinés) ou (en un certain ordre assemblés), des fragments de texte attendraient l’hypothétique moment de la reconstitution. Mais, à la différence de ces objets lacunaires, qui sont sortes de puzzles, les compositions de l’artiste se satisfont de ce vide même sur lequel les traces écrites paraissent flotter. En bref, ce n’est pas la syntaxe qui intéresse Geneviève Besse, c’est sa forme contrariée (la parataxe) : cette déliaison qui, brisant la linéarité typographique, redonne aux lettres la substance qu’elles partagent avec le dessin lorsque la matérialité du support n’est plus niée. Rappelons-nous nos cahiers de brouillons d’écolier, ces chiches périmètres de liberté surveillée où, avant de passer au propre, nous pouvions extravaguer ; où, jouant avec les signes et les règles d’usage (rayant, noircissant, raturant, recouvrant, grossissant, déchirant), nous nous inventions des chiffres secrets. Le dessin contaminait les lettres, les ‘ infectait ‘ de toutes sortes de protubérances dans lesquelles nous cherchions l’écriture des écritures, cet état mythique du code écrit, avant que celui-ci ne se spécialise jusqu’à devenir notre langue ( paternelle, dans ce cas) à la si redoutable grammaire.

Toutes choses égales, les collages de G.B. ont quelque chose à voir avec cette enfance des signes dont nos graffiti d’élèves disaient sans doute la nostalgie. Ils se présentent, de fait, comme des pages de grimoire : livre fabuleux réputé illisible, mais dont, paradoxalement, l’illisibilité même ferait accéder à une connaissance autre. Entendons : à cette vertu qu’aurait le grimoire de donner à voir ce que précisément le texte occidental ordinaire ne peut montrer : le graphein, cette archi-marque où ce qui relève du corps (la forme, le bougé, la couleur, le grain de la matière) ne se différencie pas de ce qui est l’apanage de la pensée abstraite (le trait, la ligne, en bref le sécable et le combinable). Où stylet et pinceau, c’est tout un.

Il y aurait donc cette idée que l’écriture provient d’un fond que le peintre s’ingénierait à faire remonter, ici, dans ses collages. Un fond refoulé par des siècles de copie destinée en principe à la seule communication (inventaires, actes notariés, mais aussi lettres d’amour, rédactions faites en classe, listes de courses à faire, etc…). Comme si, pressentant ce qu’il pouvait y avoir de peinture exténuée dans ces lettres tracées à toute allure, G.B. avait voulu retrouver la piction sous la scription.

Et, il se trouve, en effet, qu’avec ses étranges palimpsestes, où le griffonnage le dispute au rapiéçage, le linéaire au tabulaire, la surface à l’espace, G.B. arrive à faire ré-émerger des sages signes de la graphie le substrat indiciel qui s’y cache. Coupant à vif dans des matières scripturales de diverses provenances où la pensée, comme on dit, est couchée, l’artiste prélève ici et là son bien. Comme si, par cette opération même, G.B. réussissait à capter un peu de cette immédiateté refoulée sur laquelle se fonde le besoin éprouvé de saisir un stylo. Mais cela ne pouvait se faire sans quelque risque. Ces fragments d’écritures qui se donnent comme traces pulsionnelles (cursivité, ratures, salissures, etc…) ne prennent leur sens qu’en regard des procédures de contrôle que l’auteur affiche un peu partout (cadrages, soulignements, notifications coloriées, commentaires calligraphiques imaginaires). Là où d’aucuns ne verraient que ‘catastrophes esthétiques’, G.B nous offre, en vérité, le spectacle d’une démarche aussi subtile qu’émouvante.

Pierre Fresnault-Deruelle –Université de Paris , Arts plastiques et sciences de l’art