ANNEES 2002 – 2006 – La tentation des mots


La tentation des mots2002-001
par Bernard Noël

Que dit ce qui ne dit rien : ces choses retirées dans un silence obstiné, et qui n’en font pas moins signe avec une obstination égale à leur silence ? Devant elles, on éprouve à quel point la présence peut tenir lieu de parole bien qu’elles échouent à nous en écarter longuement. Mais à quoi cédons-nous alors : est-ce au désir de faire parler le silence ou bien à l’appétit de métamorphoser l’émotion en savoir précis ? Peut-être voulons-nous seulement nous détacher de la chose qui nous retient en prélevant sur elle sa part attirante au moyen des mots susceptibles de nous en assurer la possession. Ainsi remplaçons-nous la réalité par sa nomination avec pour résultat des fantômes de vent.

Cette situation est si ordinaire et tellement répétée qu’elle en est devenue presque imperceptible, bien que toute tentative de s’exprimer ait un rapport avec elle, soit pour la combattre, soit pour la surpasser. Les peintures de Geneviève Besse, et plus généralement ses divers travaux sur toile et sur papier, redonnent conscience de cette affaire somme toute fondamentale parce qu’elles provoquent des courts-circuits entre deux sortes de silences : le silence des formes peintes et celui de l’écriture. Il y a longtemps que les peintres incorporent des mots à leurs tableaux, mais Geneviève Besse a inventé de faire entrer dans les siens moins des mots que des empreintes d’écriture. Conséquence : là où les autres exploitent le mutisme naturel des mots pour en faire des choses en jouant de l’ambiguïté entre signifiant et signifié, entre forme visuelle et simple visibilité, Geneviève Besse incorpore plutôt des gestes et leurs traces afin de les faire concourir au dynamisme qui transforme la surface en réserve d’énergie. Cette manière, qui utilise l’écriture et non les mots, s’intéresse au mouvement plus qu’à la lisibilité – un mouvement lié à l’obscure coulée des forces internes bien davantage qu’à la course du sens.

Le prélèvement de l’écriture et son transfert de la page vers la surface peinte en change la nature : elle n’est plus cette ligne où se développe une abstraction capable d’emporter le monde dans la virtualité ou la fiction, mais un geste qui, dans la matière spatiale du tableau, manifeste la frontière indécise du visible et de l’invisible. Là, tout à coup, le verbe se fait vision et, par cet élan d’apparition, rend sensible l’élément dans lequel ses courbes et ses jambages déploient une présence qui, bien que sensée, ne s’enferme pas dans la signification. Et voilà que se trouve ” charnellisée”  l’épaisseur même de la lettre parce qu’elle s’alourdit à présent de son encre et de son tracé au lieu de les faire oublier par la perpétuelle envolée du sens.

Ce travail de matérialisation des signes, qui entraîne la mise en évidence de leur lien avec l’élément dans lequel ils s’inscrivent, a pour effet de rendre perceptible une respiration visuelle des formes – comment désigner autrement une aération qui rend la surface aussi vibrante que lumineuse ? Toute la peinture de Geneviève Besse tire de ce travail un délié interne, qui fait circuler entre couleurs et formes un air où le regard éprouve sa légèreté.

Le mot AIR vient ici – comme souvent – faute d’un autre qui n’existe pas pour nommer adéquatement la substance de l’espace dont on voit bien qu’elle est EN peinture sur la toile tandis qu’elle est EN air dans le contact que nos yeux entretiennent avec cette surface. Alors, un instant, le silence de la chose peinte se transforme en pénétration énergique de l’espace visuel à travers qui elle est contemplée, si bien que le langage peut être oublié au profit d’un échange non verbal.

Que des traces verbales aient pu conduire Geneviève Besse à l’agencement d’espaces où des zones de couleurs simplement nuancées suffisent à créer une tension aussi prenante, c’est la surprise que procurent ses dernières toiles. Quelques gestes calligraphiques y font parfois de grands paraphes, mais l’écriture s’en est couramment absentée pour n’y laisser qu’une relation entre l’horizontal et le vertical. Regardez la disposition des carrés, des bandeaux, des rectangles, des lignes, des cercles, des points – termes approximatifs vu l’irrégularité des formes plus frappantes par leur matière que par des bords indéfinis – regardez, et voyez comme tout cela diffuse des intensités dont l’effet introduit dans la surface des instabilités révélatrices d’une épaisseur spatiale. Parmi la diffusion horizontale des couleurs, ces instabilités révèlent une mince profondeur verticale, qui s’amplifie dans le regard parce qu’elle correspond à son propre rapport avec la surface. Toute relation visuelle croise la verticale du point de vue et l’horizontale de la surface considérée, y compris dans le face à face que construit l’accrochage. Il fallait une grande fréquentation de l’écriture et de sa gestuelle pour qu’un peintre sache dissimuler dans sa toile ce qui, chez tout spectateur, révèle un lecteur …

Bernard Noël
préface d’un catalogue d’une exposition organisée ville de Tours


 

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